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Comment la forme des taches de sang et la 3D permettent de déterminer le mode opératoire d’un crime

 06h00 , le 26 février 2021

L’expert judiciaire Philippe Esperança détermine le mode opératoire d’un meurtre à partir de la forme des traces d’hémoglobine. Ce pionnier français utilise aussi les technologies du jeu vidéo pour reconstituer les lieux d’un assassinat.

Le morphoanalyste des traces de sang Philippe Esperança.
Le morphoanalyste des traces de sang Philippe Esperança. (France Keyser/Myop pour le JDD)

Ces deux-là n’étaient pas faits pour se rencontrer, et pourtant… D’un côté, le criminologue Philippe Esperança, 52 ans, ex-gendarme, l’un des rares spécialistes français de l’analyse des traces de sang sur une scène de crime : « Nous sommes quatre inscrits sur les listes d’experts en France. » De l’autre, Romain Senatore, 42 ans, diplômé des Beaux-Arts, cofondateur de Perspective [s], une entreprise aixoise innovante tournée vers la 3D. « Nous recréons des musées et des boutiques en réalité virtuelle, explique-t-il. La crise sanitaire a paradoxalement dopé notre activité. » Bref, deux mondes sans rien en commun. Philippe Esperança sourit en y repensant : « Nous n’aurions jamais dû nous croiser. » Leurs disciplines respectives – le sang et la 3D – non plus.

Le type d’insectes retrouvé sur un cadavre permet de dater la mort au jour près

Et puis il y a eu cette réunion à Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône), en 2019, où Romain Senatore présentait son activité devant un parterre de de chefs d’entreprise. A la fin de la conférence, Philippe Esperança s’approche : « Je suis expert en morphoanalyse des traces de sang. Ça vous intéresserait de développer des trucs pour la criminalistique? » Romain Senatore reste interloqué : « C’était Dexter en face de moi! » Bien vu : comme le héros de la série américaine, Philippe Esperança est morphoanalyste des traces de sang. Mieux, il est le pionnier français de cette discipline née outre-Atlantique qui permet de déterminer le mode opératoire d’un crime à partir des formes des taches de sang.

Eparpillées ou dispersées, rondes ou ovoïdes, lavées ou pas… L’homme sait faire parler chaque goutte. Il a contribué à créer une section spécialisée au sein de la gendarmerie, institution qui l’avait débauché en 1990 alors qu’il était chercheur au Museum d’histoire naturelle à Paris, spécialisé dans… les insectes nécrophages! Il a ensuite fait carrière au sein de l’Institut de recherche criminelle de la Gendarmerie nationale, où il a monté le service Entomologie. « Le type d’insectes retrouvé sur un cadavre permet de dater la mort au jour près », assure-t‑il.

Le Bluestar et l’affaire Flactif en 2003

Décidément créatif, le gendarme Esperança a inventé le Bluestar en 1999, un produit qui révèle les traces de sang, même celles qu’on a essayé de faire disparaître. Son succès le plus médiatique? L’affaire Flactif, en 2003, du nom d’une famille mystérieusement disparue au Grand-Bornand (Haute-Savoie) : « Grâce au Bluestar, on a su que les parents et leurs trois enfants n’étaient pas en fuite, l’une des pistes d’enquête, mais que tous avaient été tués sur place. »

En 2008, Philippe Esperança quitte la gendarmerie puis met le cap vers Marseille, où il s’installe à son compte. Sa réputation le précède, l’expert enchaîne une cinquantaine d’affaires par an, un peu partout en France, tout en réfléchissant aux moyens d’améliorer sa discipline. La 3D? « J’avais vu certains l’utiliser mais on ne pouvait pas bouger dans la scène reconstituée, ça ne me convenait pas. »

C’est alors que Romain Senatore bluffe son aîné. Diplômé des Beaux-Arts d’Aix-en-Provence, l’une des écoles françaises les plus innovantes en matière de réalité virtuelle, le chef d’entreprise est aussi un prodige dans son genre. L’un des derniers chantiers de sa société? Recréer numériquement la grotte Cosquer, ce trésor préhistorique du littoral marseillais, condamné à la disparition par la montée des eaux.

« Les magistrats adorent »

Après l’art pariétal, l’hémoglobine. « Nous détournons les technologies du jeu vidéo pour créer un jumeau numérique de la scène de crime », résume le chef d’entreprise. Grâce à ses reconstitutions, le criminologue et les magistrats pour lesquels il travaille ont le sentiment de plonger dans la scène de crime. Ils peuvent multiplier les angles de vue, se mettre à la place de l’agresseur, de l’agressé, d’un témoin, voire adopter un point de vue impossible à réaliser physiquement – du plafond, par exemple. Il est possible de zoomer sur chaque détail et, d’un simple clic, d’ouvrir les rapports techniques correspondants. « Les magistrats adorent, jure Philippe Esperança. Romain peut reconstituer une scène de crime à partir de simples photos, sans aller sur place. C’est précieux, car les lieux peuvent être modifiés voire détruits. Les photos permettent d’être au plus près du moment de la découverte. »

Nous laissons en blanc les silhouettes, pour que les jurés aient à l’esprit que c’est une modélisation d’expert

Sur les écrans d’ordinateurs du duo réapparaissent des endroits disparus : une maison incendiée pour cacher le meurtre d’une vieille dame, une aire d’autoroute qui n’existe plus où une jeune femme a été assassinée… De quoi encourager des parquets à ressortir leurs cold cases. « Et plus besoin de bloquer une autoroute, une cité sensible ou un aéroport pour une reconstitution », apprécie Philippe Esperança, qui, en deux ans, a déjà coréalisé 45 scènes 3D avec Romain Senatore, la plupart encore en cours de jugement.

Leur réalisme est étonnant, à un détail près : « Nous laissons en blanc les silhouettes, pour que les jurés aient à l’esprit que c’est une modélisation d’expert. » Prochaine étape, déjà testées sur deux prévenus : les lunettes de réalité virtuelle, pour s’immerger dans la scène. Plus de 800 crimes sont commis chaque année en France, ces technologies ont – malheureusement – de l’avenir.

Source : www.lejdd.fr

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