FAIT DU JOUR La caserne de gendarmerie de Pont-Saint-Esprit en eaux troubles
La nouvelle caserne de gendarmerie de Pont-Saint-Esprit, inaugurée en avril 2023, serait-elle dangereuse ? Pire, les autorités, État et mairie en tête, étaient-elles au courant du risque ? Enquête.
Tout démarre le 30 octobre dernier, lorsqu’au cours d’une réunion publique, le maire de Pont-Saint-Esprit Valère Segal fait des révélations fracassantes sur la nouvelle caserne de gendarmerie de sa ville, qui serait exposée à un « fort risque de ruissèlement » contre lequel rien n’aurait été fait, ce qui ferait courir un risque aux militaires. « Et les élus le savaient », affirme alors le maire élu en juillet dernier. Et le maire de s’appuyer sur des documents internes pour étayer son propos, avant d’affirmer « saisir la Procureure de la République pour tous les manquements sur ce dossier. »
Pour comprendre ce dossier, il faut revenir une dizaine d’années en arrière, du temps du maire Roger Castillon. La caserne de gendarmerie, située au sud de la ville, a fait son temps, et les militaires en demandent une nouvelle. « Elle était tellement vétuste que des gendarmes étaient logés ailleurs que dans la caserne », glisse un témoin de l’époque, « et ça coûtait une blinde », rajoute un autre. Sur la base des critères des militaires, à savoir un terrain au nord-ouest de la commune, près d’un axe routier, la mairie propose plusieurs terrains potentiels pour un projet de caserne, charge au ministère de l’Intérieur de choisir l’implantation. Le ministère jette son dévolu sur un terrain situé au rond-point de Larignier, qui coche toutes les cases. L’emplacement est réservé en février 2015 dans le Plan local d’urbanisme.
C’est donc ici que sera bâtie la nouvelle gendarmerie, via le montage suivant : la mairie achète le terrain en question et bâtit la gendarmerie, avec la Segard, société d’économie mixte du Conseil départemental, comme assistance à maîtrise d’ouvrage. La mairie investit 6 millions d’euros dans le projet, fléchés sur un budget annexe pour ne pas impacter son budget général et les autres investissements prévus. L’emprunt nécessaire sera remboursé par les loyers versés par le ministère à la mairie. Un premier permis de construire est accordé en juillet 2019 par la Direction départementale des territoires et de la mer (DDTM) pour une caserne de 18 logements, puis un second permis est accordé en septembre 2020, toujours par la DDTM, pour 21 logements, suite à une demande de la gendarmerie.
Un premier couac fin 2020
Les travaux peuvent alors débuter, avec un premier couac concernant… un bassin de rétention. En octobre 2020, la mairie dépose un projet d’aménagement d’un bassin de rétention en amont de la future gendarmerie, qui sera refusé par la DDTM en décembre 2020. « Nous avions lancé le marché, et la bassin nous a été refusé trois semaines avant le début des travaux », souffle l’adjoint aux Travaux de l’époque, Vincent Rousselot. La DDTM justifie son refus par le fait, entre autres, que « aucun élément technique n’est fourni dans le dossier » et par « les incohérences du dossier, notamment celle qui indique que la parcelle concernée est en dehors de toute zone inondable alors qu’elle reçoit les débordements des deux fossés latéraux pour un début de 3,57 mètres cubes par seconde pour la pluie décennale. » Plus tard, dans une note datée de novembre 2022 que nous nous sommes procurée, le directeur de la DDTM Sébastien Ferra revient sur cet épisode, affirmant que « les hypothèses du bassin versant intercepté étant erronées, cet ouvrage aurait dysfonctionné, risquant de faire peser sur la gendarmerie un risque plus important que s’il n’était pas présent. » Dont acte.
Les travaux se poursuivent malgré tout. « Pour autant, l’AMO (l’assistance à maîtrise d’ouvrage, assurée par la Segard, ndlr) n’a pas interrompu le projet de construction de la gendarmerie, l’AMO n’a pas effectué un dossier de loi sur l’eau (…) et n’a pas abordé le sujet de la gestion des eaux pluviales et de ruissellement dans son projet », poursuit le directeur de la DDTM dans sa note, adressée à la maire de l’époque Claire Lapeyronie et au patron des gendarmes du Gard d’alors, le général Éric Chuberre. La pose de la première pierre approche, la cérémonie est prévue le 18 janvier 2022 en présence de la préfète d’alors, Marie-Françoise Lecaillon.
Une célébration gâchée par une nouvelle arrivée quelques jours auparavant : le terrain serait dangereux pour cause de risque d’inondation par ruissellement. « À ce moment-là, alors que les travaux étaient déjà très avancés, on nous dit que les gendarmes ne veulent plus rentrer dans la future caserne car la DDTM dit qu’il y a un risque d’inondation, s’emporte Vincent Rousselot. J’ai pété les plombs, je leur ai dit que l’État devait rembourser la commune, l’État est responsable. » « Les services de l’État nous ont accordé le permis de construire deux fois, rappelle Patrick Scorsone, président de la Segard. Nous avons signalé à la mairie cet élément nouveau, nous on ne fait qu’assister, si en amont du permis de construire on nous dit qu’il faut faire un bassin, on le fait, mais après, ça devient très compliqué. »
« Tout le monde savait »
La DDTM charge la Segard, qui « doit prendre ses responsabilités à la fois dans le dimensionnement erroné du bassin versant intercepté, et dans la non suspension des travaux en raison de l’incertitude de la sécurisation du projet », poursuit Sébastien Ferra dans sa note. Concrètement, les services de l’État considèrent que c’est à la Segard de payer pour rectifier le tir, à savoir réaliser des bassins de rétention, ce que confirme Patrick Scorsone : « la préfète nous a demandé, à la mairie et à nous, de le prendre à notre charge. » En attendant, la DDTM estime que « le niveau de protection n’est pas assuré, en raison de l’absence de dispositif de rétention adapté à la réalité du bassin versant intercepté. »
« Quand on a posé la première pierre, la préfète était au courant de la situation, tout le monde savait », affirme une élue de l’époque, qui se demande si « la DDTM ne s’est pas réveillée trop tard. » La machine est lancée, et ne s’arrêtera pas. Ne pouvait-on pas voir venir ce risque ? Le maire actuel, Valère Segal, a affirmé que l’étude hydraulique, datée de 2017, « n’a pas été finalisée ». Cette étude, à l’échelle de la commune, n’a pas été encore réalisée, elle doit l’être dans les prochains mois. En revanche, une note hydraulique concernant la réalisation de la gendarmerie a été rendue en juin 2018 par le cabinet Mediae. Dans cette note, que nous avons pu consulter, il est préconisé de rehausser la hauteur de plancher du projet de 50 centimètres, ce qui sera fait par la Segard. La note conclut que « le projet de la future gendarmerie n’est concerné par aucun cours d’eau ni zone inondable ni zone humide ».
Sauf qu’entretemps, en mai 2018, « il y a eu une évolution de la législation avec les zones Exzeco », affirme un fin connaisseur du dossier. Exzeco pour extraction des zones d’écoulement, une méthode qui consiste à, à partir de la topographie, définir des terrains potentiellement inondables par ruissellement. En clair : « les services de l’État ont changé les règles en plein milieu », résume notre source. Or, selon cette carte Exzeco, « il s’avère que la gendarmerie, considérée comme un établissement stratégique, n’aurait jamais dû faire l’objet d’un dépôt et d’une autorisation de permis de construire sur ce terrain, sauf à considérer que le terrain est exondé pour une occurence centennale », peut-on lire dans une note du directeur général des services de la mairie, Vincent Cuozzo adressée à la maire de l’époque Claire Lapeyronie, datée du 8 juin 2023 et classée comme « hautement confidentielle ».
Bassins et risque pénal
Alors que le gendarmes sont rentrés dans leur nouvelle caserne le 9 mai 2023, le dossier reste encombrant. En témoigne cette réunion tenue à la préfecture du Gard le 1er juin 2023, en présence des différentes parties prenantes : mairie, Segard, bureau d’études, DDTM et du secrétaire général de la préfecture d’alors, Frédéric Loiseau. Il est noté dans le compte-rendu de cette réunion, que nous nous sommes procurés, que « le SG (secrétaire général, ndlr) interroge la commune sur la raison de la poursuite du chantier alors que les incertitudes demeuraient sur le risque. La commune indique que des incertitudes pesant sur la responsabilité juridique des études entre la commune et l’intercommunalité ont ralenti l’avancée des études de risque. Pendant ce temps-là, les travaux se sont poursuivis. » Plus loin, le compte-rendu indique que « le SG ne comprend pas qu’on ait pu poursuivre les travaux sans prévoir la mise en défends d’un équipement sensible et structurant. »
Mais il est alors bien trop tard, et il faut trouver une solution au problème, surtout que le texte fait état, en cas d’inondation, du fait que « les accès (de la gendarmerie, ndlr) seraient bloqués (impossibilité de sortir de la caserne et dommages sur les véhicules), ce qui rendrait impossible l’intervention des gendarmes. » Fâcheux. Les parties prenantes estiment qu’il faut réaliser des bassins de rétention « conséquents », très difficiles à financer. Alors « un changement de destination » du bâtiment est évoqué, pour en faire des logements classiques, et il est indiqué que « la commune a envisagé aussi de modifier les usages de la caserne pour les services techniques communaux et revendre les logements à un bailleur social, mas politiquement c’est très difficile, d’autant plus que ça ne dispense pas de devoir exonder pour Q100 (une crue centennale, ndlr). » Alors, « le SG conclut au fait de laisser les gendarmes en envisageant un niveau de protection soutenable », reproduit le compte-rendu.
À partir de là, la mairie sait qu’elle n’échappera pas à de lourds investissements pour sécuriser la gendarmerie, en réalisant des bassins sur des terrains qu’il lui faut acheter. Le directeur général des services de la mairie, dans sa note, estime les travaux à entre 3,9 millions d’euros et 4,8 millions d’euros, sans compter le prix d’achat des terrains, et conseille à la maire de l’époque de « lancer l’étude et la construction des bassins en même temps » tout en laissant les gendarmes dans la caserne. « Hypothèse conseillée car le risque pénal sera beaucoup plus faible, en cas de crues importantes, que les scenarii n°1 et n°2 », dit-il, les deux autres scenarii étant de rester en l’état sans réaliser les bassins (avec un « risque pénal très important », écrit-il) et de « sortir les gendarmes des lieux » (avec « un risque pénal tout aussi important, en cas de crues importantes, que le scénario n°1 puisque les parcelles adjacentes à la gendarmerie seront exposées à ce risque majeur. ») En revanche, l’hypothèse conseillée, à savoir lancer l’étude et la construction es bassins, aura « un impact budgétaire important pour l’endettement » de la commune, prévient le DGS.
On en est donc là. Désormais, « Les bassins sont chiffrés entre 8 et 10 millions d’euros au bas mot », affirmait Valère Segal lors de la réunion publique du 30 octobre, avant de glisser que « l’état de nos finances n’avait pas besoin de ça. » Reste à voir désormais si la justice se saisira du dossier.
La réponse des services de l’État
Contactés, les services de l’État nous ont adressé la réponse suivante : « La maîtrise d’ouvrage de l’immobilier des brigades de Gendarmerie est assurée par les collectivités.
Dans le cas précis du projet de la gendarmerie de Pont-Saint-Esprit, la commune a porté ce projet avec une assistance à maîtrise d’ouvrage de la SEGARD.
Au moment de la délivrance du permis de construire en 2020, aucun élément ne s’opposait à sa réalisation de ce projet dès lors qu’il comprenait l’engagement d’une étude hydraulique définissant les solutions de protection face au risque d’inondation. Parallèlement au permis de construire, un projet a donc été déposé par la mairie pour la construction d’un bassin écrêteur de crue. Il a été constaté que le dossier de déclaration loi sur l’eau, déposé pour un bassin écrêteur de crue ne comportait pas tous les éléments nécessaires à la prise en compte du risque inondation. Un arrêté d’opposition à déclaration a été émis par l’État, c’est-à-dire le rejet du dossier de déclaration afin qu’un nouveau dossier soit déposé. Aucun nouveau dépôt de dossier n’est intervenu depuis lors.
En 2022, les services de l’État ont par ailleurs alerté la commune de Pont Saint Esprit et le général de la Gendarmerie (GGD 30) sur les risques encourus. Il a été par ailleurs indiqué par les services de l’Etat qu’un changement de destination du bâtiment serait préférable étant donné le caractère d’établissement sensible que représente une gendarmerie, et que ce changement de destination devait aussi s’assurer de la mise en sécurité des biens et des personnes qui occuperaient alors ce bâtiment.
Les services techniques de la commune ont souhaité relancer le projet de bassins écrêteurs de crues suffisamment dimensionnés pour assurer un niveau de protection suffisant. Dans le laps de temps nécessaire à son étude et à sa possible réalisation, des mesures ont été proposées afin que la gendarmerie puisse opérer en toute sécurité. »
Précision
Contactée, l’ancienne maire de Pont-Saint-Esprit Claire Lapeyronie nous a indiqué que « dans la mesure où le maire a lancé une action en justice », elle ne souhaitait pas réagir.