Extractions judiciaires: Bertrand Soubelet craint que le transfert à la Justice n’entame les capacités de la gendarmerie
Bertrand Soubelet, directeur des opérations et de l’emploi de la direction générale de la gendarmerie nationale
L’arbitrage interministériel de 2010 concernant le transfert des extractions judiciaires du ministère de l’Intérieur vers le ministère de la Justice «n’a peut-être pas été optimal, probablement dans un excès d’optimisme». C’est ce qu’affirme le général Bertrand Soubelet, directeur des opérations et de l’emploi à la direction générale de la gendarmerie nationale dans une interview à AEF Sécurité globale. Après l’annulation d’une réunion d’arbitrage sur la question, prévue mercredi 3 juillet 2013 à Matignon, il espère «une solution concertée car, au-delà d’un certain seuil, cela risque d’entamer la capacité opérationnelle de la gendarmerie». Cette dernière assure en effet «encore un très grand nombre d’extractions, alors qu’elle a déjà transféré des ETP, du matériel et un budget assez conséquent», souligne-t-il. AEF Sécurité globale: La ministre de la Justice, Christiane Taubira, a indiqué en janvier dernier qu’il y avait «un accord inachevé entre le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Justice, qui concerne les extractions judiciaires». Où en est la situation aujourd’hui?
Bertrand Soubelet : L’arbitrage interministériel fait par Matignon en 2010 prévoyait le transfert de 800 ETP du ministère de l’Intérieur au ministère de la Justice pour effectuer les transfèrements judiciaires. L’objectif était de recentrer les personnels des deux ministères sur leur coeur de métier et de faire en sorte que le prescripteur de ces missions, le ministère de la Justice, soit également celui qui les exécute. Cette réforme devait être échelonnée dans le temps. Elle a commencé par la prise en charge, par l’administration pénitentiaire, du transfert des détenus des UHSI et UHSA. Cela a été réalisé en septembre 2011.
Les difficultés ont commencé avec les extractions judiciaires. L’arbitrage interministériel prévoyait le transfert d’un peu plus de 500 ETP de la gendarmerie vers le ministère de la Justice. En 2011, la gendarmerie a transféré 130 ETP puis, en 2012, 162 autres. Elle devait en transférer 227 de plus en 2013, mais cela n’a pas été fait, car tout a été gelé. Aujourd’hui, les missions de transfèrement ont été transférées à l’administration pénitentiaire dans sept régions – Auvergne, Lorraine, Basse-Normandie, Picardie, France-Comté, Champagne-Ardenne, Midi-Pyrénées – et dans le ressort de la cour d’appel de Versailles.
AEF Sécurité globale: Comment s’est déroulé le transfert de mission dans ces régions?
Bertrand Soubelet: Nous avons essayé d’accompagner l’administration pénitentiaire. Nous l’avons aidée à élaborer la doctrine d’emploi des unités de transfèrement judiciaire, nous avons donné le logiciel qui permet de gérer les escortes, nous leur avons cédé des gilets pare-balles, des véhicules de transfèrements. Dans chaque région, nous avons mis en place une équipe de «facilitateurs» pour accompagner les agents pénitentiaires qui reprenaient les escortes.
Cependant, ce transfert de missions morcelé nous pose des problèmes au quotidien. Dès qu’un transfèrement doit être réalisé entre une région où les extractions sont gérées par l’administration pénitentiaire et une où ce n’est pas encore le cas, c’est à la gendarmerie de le faire. La gendarmerie assure donc encore un très grand nombre d’extractions, alors qu’elle a déjà transféré des ETP, du matériel et un budget assez conséquent.
AEF Sécurité globale: Un rapport confidentiel de l’inspection générale de l’administration, l’inspection générale des services judiciaires et l’inspection générale des finances a été remis à la garde des Sceaux en octobre 2012 sur cette question. Quelles sont les conclusions et les préconisations de ce document?
Bertrand Soubelet: Le rapport indique que l’arbitrage initialement effectué semble avoir sous-évalué le nombre de personnels nécessaires pour remplir cette mission. Il pointe des difficultés. Les choix d’organisation de l’administration pénitentiaire ont été générateurs de coûts et les temps de travail sont mal rentabilisés, précise ce rapport. Par exemple, lorsque la gendarmerie effectue un transfèrement sur une journée, deux gendarmes peuvent être mobilisés pour l’effectuer, même si cela doit durer de 7h du matin à 22h. L’administration pénitentiaire est organisée différemment et, pour effectuer la même mission, il lui faut davantage de personnels, ce qui change assez sensiblement la donne.
Le rapport pointe également des résistances culturelles au ministère de la Justice – notamment pour la pratique, par les magistrats, de la visioconférence -, ainsi que des modes d’action et de fonctionnement à moderniser.
Les inspections générales ont élaboré trois scénarios pour réévaluer l’arbitrage: elles proposent d’ajouter 400, 500 ou 600 ETP à l’arbitrage initial, ce qui ferait un total maximum de 1.450 ETP à transférer. Mais où va-t-on prendre ces effectifs? C’est actuellement en réflexion et il nous faut trouver une solution acceptable par toutes les parties de manière à permettre de retrouver de la cohérence dans l’exécution de cette mission importante. Un consensus semble se dégager autour de l’idée d’un réabondement des effectifs transférés, dont le volume n’a pas encore été tranché, entre 2014 et 2018.
AEF Sécurité globale: Qu’espérez-vous aujourd’hui?
Bertrand Soubelet: En premier lieu que nous trouvions collectivement un accord pour finaliser le processus de transfert de cette mission à l’administration pénitentiaire. La gendarmerie est prête à faire un effort et peut dès aujourd’hui fournir les 227 ETP restant prévus dans l’arbitrage initial. Plus vite nous serons déchargés de cette mission, mieux ce sera, car elle ne fait pas partie de notre cœur de métier. Il s’agit d’une mission qui contribue au fonctionnement interne de la justice. Quand il faut prendre en charge des détenus très dangereux, il est normal que la gendarmerie prête main forte, car il y a un enjeu de sécurité publique. Mais les difficultés rencontrées au sein du ministère de la Justice évoquées dans le rapport d’audit ne concernent pas la gendarmerie.
D’une manière pragmatique et en attendant que la mission soit intégralement reprise par le ministère de la Justice, nous remarquons aujourd’hui le comportement surprenant de certains fonctionnaires de l’État, qui sont par exemple capables de faire venir un détenu de l’autre bout de la France, sans s’être assurés que ce déplacement était à la fois utile et raisonnable. Il est nécessaire que tous les acteurs se parlent pour ne plus gaspiller les moyens de l’État et pour ne plus faire déplacer des agents pour des extractions inutiles, qu’ils soient de l’Intérieur ou de la Justice. Nous souhaitons donc une augmentation de l’utilisation de la visioconférence. Des instructions ont été données dans ce sens au ministère de la Justice, mais il est difficile de faire évoluer en peu de temps les habitudes de travail.
AEF Sécurité globale: Comment expliquez-vous les difficultés rencontrées pour ce transfert de missions ?
Bertrand Soubelet: Nous avions indiqué très exactement, dès le début, le nombre de personnels que la gendarmerie consacrait à cette mission, 550 personnels à temps complet sur l’ensemble de l’année, et dans quelles conditions. La péréquation pour convertir en ETP au sein de l’administration pénitentiaire a été réalisée en tenant compte de l’utilisation de la visioconférence et de la modernisation du fonctionnement interne. À cet égard, l’arbitrage de 2010 n’a peut-être pas été optimal probablement dans un excès d’optimisme.
Il faut rester positif, mais les situations transitoires sont toujours un peu difficiles. Nous espérons trouver une solution concertée car au-delà d’un certain seuil, cela risque d’entamer la capacité opérationnelle de la gendarmerie.
Source: AEF Sécurité globale – Dépêche n° 9344 Paris, jeudi 4 juillet 2013.