Articles

Le - Militaires: Paris snobe Bruxelles sur le temps de travail

INFO L’EXPRESS

Militaires: Paris snobe Bruxelles sur le temps de travail

Par Anne Vidalie,publié le , mis à jour à 
Le Premier ministre Edouard Philippe sur le perron de l'Elysée, à Paris, le 21 novembre 2018

Une note de Matignon révèle comment Paris oeuvre pour se soustraire à l’application d’une directive européenne.

C’est une note de Matignon qui en dit long sur la désinvolture de Paris envers Bruxelles et ses directives, ces textes négociés et adoptés par les États membres dont les dispositions doivent être intégrées dans le droit national de chacun. Le sujet de ces quatre pages, datées du 8 janvier et annotées de la main du Premier ministre Edouard Philippe? Une directive européenne vieille de 2003 qui préconise une durée de travail n’excédant pas 48 heures hebdomadaires, ainsi qu’une période minimale de repos de 11 heures consécutives pour chaque période de 24 heures. Mais voilà: quinze ans plus tard, la France refuse toujours d’appliquer ces règles aux militaires et aux gendarmes. Et déchirerait volontiers le texte en tout petits morceaux, si seulement c’était possible….

La France visée par une procédure d’infraction

Dans un mémo « pour décision » dont L’Express a pu prendre connaissance, les services de Matignon chargés de l’Europe et des Affaires intérieures, ainsi que le cabinet militaire, rappellent au Premier ministre que le torchon brûle depuis un bon moment avec Bruxelles. En 2014, la Commission européenne a ouvert une procédure d’infraction à l’encontre de la France. Mais depuis février 2017, Paris et Bruxelles ont rompu leurs échanges sur le sujet.  » En l’état actuel du droit, la gendarmerie nationale reste soumise à l’obligation de transposition de la directive de 2003 dans son ensemble, avertit la Cour des Comptes en mars 2018 dans un courrier adressé au Premier ministre. L’organisation adoptée en juin 2016, présentée comme transitoire et qui a encore un caractère incomplet, se prolonge et expose l’État à de nouveaux risques de recours contentieux ».

Bref, il y a urgence, comme le résume la note en termes choisis : « Un statu quo aussi long dans une procédure contentieuse, sans aucune évolution du droit national vers une mise en conformité, est une anomalie que la Commission est forcée de gérer. » La direction générale Emploi de la Commission a d’ailleurs proposé aux autorités françaises, dans un courrier du 26 juillet dernier, de relancer le dialogue technique « dans une perspective de clôture du dossier ». Il est grand temps que le gouvernement d’Emmanuel Macron lui réponde…

« C’est DÉBILE! La France a une armée. Et elle en a besoin. »

Trois possibilités sont esquissées par le mémo. Option 1: « reprendre les discussions avec la Commission en vue de faire évoluer le droit national ». Donc, se résigner à mettre en oeuvre la fameuse directive, même si le ministère des Armées est vent debout contre cette éventualité. Édouard Philippe ne veut pas en entendre parler, lui non plus. « Non, c’est contraire aux engagements du PR [NDLR: Président de la République] et c’est DÉBILE, écrit-il dans la marge et en majuscules. La France a une armée. Et elle en a besoin. »

L’option 2 est celle de la résistance. Le gouvernement français choisirait de « maintenir son refus du dialogue » en faisant le pari que « la Commission n’osera pas poursuivre la France devant la Cour [de justice de l’Union européenne] sur un tel sujet ». Une attitude risquée, juridiquement comme politiquement, soulignent les services de Matignon. En effet, la prochaine Commission pourrait se montrer « moins compréhensible (sic) que l’actuelle » et décider de saisir la Cour. D’autant que la non-application aux forces armées de la directive sur le temps de travail « n’a rien d’évident ».

En outre, le coût politique de cette nouvelle exception française serait élevé: « Le gouvernement devrait déployer un capital politique important pour maintenir le gel de la procédure d’infraction, alors que d’autres professions de sécurité (police) ont dû se mettre en conformité en France et que la plupart des autres États ont adapté leur droit national ». Le Premier ministre ne retient pas cette voie périlleuse.

Passe-droit de Bruxelles

C’est en marge de l’option 3 qu’il trace un « OUI » en lettres capitales et soulignées. Il s’agit de « convenir avec la Commission de l’objectif d’un classement rapide de l’affaire, sans évolution de notre droit, comme nous venons de l’obtenir dans plusieurs procédures au stade précontentieux ». Traduction: Paris pourrait obtenir un passe-droit de Bruxelles, et ce ne serait pas le premier.

Comment faire ? Il suffit de fournir à l’exécutif européen « des informations utiles lui permettant de justifier, avec un peu d’imagination, une clôture favorable de la procédure d’infraction sans évolution de notre législation ». La conjonction astrale est favorable, étant donné « la bonne volonté actuelle de la Commission, désireuse sans doute de se délester de cette procédure avant le renouvellement de 2019, et de profiter de l’opportunité pour classer définitivement cette affaire ».

Les pompiers volontaires n’échappent pas à la directive

Voilà pour les militaires et les gendarmes. Mais un autre problème a surgi récemment: celui des 196 000 sapeurs-pompiers volontaires (SPV) qui fournissent 79% des bataillons de soldats du feu, aux côtés de leurs collègues professionnels et militaires. Un arrêt de la Cour de justice de l’Union Européenne du 21 février 2018, rappelle la note de Matignon, a jugé que les intéressés entraient dans le champ d’application de la directive. Un caillou de plus dans la chaussure de Paris …

Il faut donc trouver le moyen d’exclure les SPV, eux aussi, du champ d’application de la directive sur le temps de travail. Sacré casse-tête. Car une tentative de révision de ce texte, après le renouvellement des institutions en 2019, « ne serait pas dénuée de risques ». Comme le souligne le mémo, « alors que nous portons une ambition sociale pour l’Europe et soutenons fortement le socle européen des droits sociaux adopté en 2017, la cohérence de ce positionnement avec l’objectif d’aménagement de la directive pour certains secteurs n’ira pas de soi ».

Bref, Paris pourrait être accusé de tartuferie. Le cabinet du Premier ministre recommande donc une double stratégie pour régler la question des pompiers volontaires: exploiter les possibilités de dérogation offertes par la directive tout en tentant d’obtenir de la Commission une « lettre de confort », c’est-à-dire « des assurances écrites qui prémuniraient contre d’éventuels recours ». « Ok », note sobrement Edouard Philippe dans la marge.

Les médecins hospitaliers à l’attaque

Le gouvernement n’est pas au bout de ses peines avec la directive incriminée. Car l’arrêt de la Cour de justice du 21 février 2018 pourrait bien inciter quelques professions à ruer dans les brancards. En effet, les magistrats européens définissent comme temps de travail toute période d’astreinte pendant laquelle un travailleur reste chez lui, à la disposition de son employeur, avec l’obligation de répondre dans les plus brefs délais.

Les praticiens hospitaliers et anesthésistes-réanimateurs aimeraient bénéficier, eux aussi, de cette règle. Leur syndicat national, le SNPHARE, a déposé un recours gracieux auprès du Premier ministre, le 5 avril 2018, pour demander la mise en conformité de leur statut avec le droit européen. Matignon n’ayant pas donné suite à sa requête, le syndicat a décidé de porter l’affaire devant le Conseil d’État.

Be Sociable, Share!