Les fichiers de police les plus controversés bientôt consultables par l’administration
LE MONDE | • Mis à jour le | Par Matthieu Suc et Franck Johannès
Bernard Cazeneuve s’apprête à céder un peu de son pouvoir régalien à l’administration, en l’autorisant à accéder directement aux fichiers de police, pourtant les plus controversés. Une ouverture inquiétante, alors que le gouvernement s’est jusqu’ici trouvé incapable de sécuriser juridiquement ces fichiers truffés d’erreurs, qui empiètent sur les libertés individuelles dans l’indifférence générale.
Le ministre de l’intérieur l’a discrètement annoncé, lundi 8 décembre, lors de la troisième édition des Assises de la sécurité privée. « Comme les policiers et les gendarmes, les dirigeants et les agents de sécurité privée doivent être irréprochables, a déclaré Bernard Cazeneuve. C’est la raison pour laquelle nous devons permettre aux agents du Cnaps [Conseil national des activités privées de sécurité] et des préfectures d’interroger directement le traitement des antécédents judiciaires (TAJ), afin de simplifier ces enquêtes administratives. Il suffit d’un décret pour rendre cette mesure effective, en concertation avec la chancellerie. »
Le propos est obscur, mais l’intention limpide. Il est effectivement nécessaire de vérifier le pedigree des agents de sécurité privée, les vigiles, les détectives, les employés d’aéroport. Ainsi les vigiles qui entouraient Nicolas Sarkozy en Martinique en 2011 ont, depuis, été incarcérés pour avoir volé à des trafiquants de drogue plus d’une tonne de cocaïne. Cette mission de moralisation est confiée depuis 2012 au CNAPS, présidé par Alain Bauer, ancien grand maître du Grand Orient, à la fois proche de Nicolas Sarkozy et de Manuel Valls.
« Ça ne change rien pour les candidats »
Jusqu’ici, le Cnaps devait demander à la police ou à la gendarmerie si un candidat était dans leurs fichiers. Si oui, des policiers spécialement habilités devaient faire une seconde recherche et vérifier si d’éventuelles suites judiciaires avaient été données à la mise en cause du candidat.
Dorénavant, le Cnaps ou les agents des préfectures pourront consulter directement les fichiers, sans s’embarrasser de subtilités juridiques. Philippe Maquin, le président de l’Union nationale des acteurs de formation en sécurité, se réjouit de ce gain de temps : « Souvent, nous étions obligés de décaler une embauche parce qu’il fallait près de six mois pour obtenir une autorisation… Ça ne change rien pour les candidats. Que ce soit par les policiers ou par le Cnaps, ils sont passés au fichier. »
Le fichier lui-même pose problème. Le TAJ est né de la fusion du STIC policier, le système de traitement des infractions constatées, et du Judex des gendarmes, le système judiciaire de documentation et d’exploitation ; il contient plus de 12 millions de fiches. Des sondages de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) en 2011 ont montré que 72 % des fiches du STIC comportaient des informations inexactes, et 62 % de celles de Judex, parce que les parquets n’ont pas le temps de les mettre à jour. Seuls 0,47 % des non-lieux, 6,88 % des acquittements et 31,17 % des relaxes avaient été transmis à la police en 2007. Accusé à tort, on reste pour une durée de vingt à quarante ans « mis en cause » dans les fichiers de police.
Or, un million d’emplois nécessitent une enquête de moralité. « Un nombre particulièrement important de décisions de refus d’habilitation seront potentiellement pris à tort sur le fondement de données inexactes, indique la CNIL, ou à tout le moins, qui n’auraient pas dû être accessibles aux autorités administratives ». Elles le seront désormais directement grâce au décret Cazeneuve.
« Faciliter un droit légitime »
Pour l’heure, dans 80 % des cas, si aucune mention n’apparaît au casier judiciaire ou au TAJ, le Cnaps délivre l’autorisation en moins de quinze jours. Dans le cas contraire, l’enquête peut prendre des mois. En cas de refus, le candidat peut à son tour saisir la CNIL, qui va vérifier elle-même dans le fichier, dans les douze à dix-huit mois. Un postulant peut ainsi attendre plus de deux ans avant de savoir où est l’erreur.
« Il n’y a en pratique aucun moyen de contrôle de ces fichiers, constate Virginie Gautron, maître de conférences à l’université de Nantes. Cela donne à l’exécutif un pouvoir très problématique. » On se veut rassurant Place Beauvau. « Certains agents de préfecture et du Cnaps seront habilités à consulter le TAJ. Mais, en coordination avec la chancellerie, cela sera strictement encadré. N’importe qui n’aura pas accès au fichier ». La nature de cet encadrement n’est pas connue.
D’autant que la qualification des agents habilités à consulter le fichier est floue. Les 190 contractuels du Cnaps sont souvent des policiers et des gendarmes en détachement ou à la retraite, des détectives privés ou transporteurs de fonds. « Le Cnaps ne demande rien, jure son président Alain Bauer. Fondamentalement, nous ne sommes pas en demande d’informations privilégiées. Il s’agit simplement de faciliter un droit légitime au travail de ceux qui postulent à un poste dans la sécurité privée. »
Le code de procédure pénale réservait à l’origine, outre aux policiers, gendarmes et douaniers, l’accès au TAJ aux seuls procureurs de la République. Mais les magistrats ne sont toujours pas reliés aux terminaux. Ils pourront dorénavant se renseigner auprès des préfets.