Justice : rencontre avec un négociateur régional de la gendarmerie en Corse
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30 janvier 2015, quartier de Montesoro, bâtiment A7 de la résidence Erilia. Il est environ 9h30 lorsqu’un habitant de cet ensemble populaire teste, grandeur nature, la loi de la gravité en balançant à travers la fenêtre plusieurs objets dont un ordinateur. Reclus dans son modeste appartement, le « bonhomme un peu grognon » décrit par les voisins prévient : il peut faire sauter tout le quartier. Quinze minutes plus tard, les lieux grouillent de bleu.
Un périmètre de sécurité est installé, le gaz est coupé dans tout le quartier, les écoles évacuées, les médias et les autorités affluent. Plus discret, un homme prend la mesure de l’événement. Il est adjudant de gendarmerie, ne porte pas d’uniforme. Visage fermé, il reçoit un premier briefing sur la situation. Si la police a fait appel à lui, pas de hasard : son job consiste précisément à ramener à la raison les suicidaires, les désespérés et les preneurs d’otages.
11 h 30, le même jour. A la fenêtre de son appartement, le forcené exhibe un long tube métallique noir. « Le canon d’un fusil ! » La rumeur parcourt le périmètre de sécurité. Après des heures d’inquiétude, l’intervention impromptue de Jean-François Baccarelli, improbable médiateur, permet la reddition du forcené avec une « bonne blague » à la clé : âgé d’une cinquantaine d’années, l’homme a pété les plombs après une embrouille avec son marchand de cycles et une énième lettre de relance d’une société de crédit.
Son « arme » ? Le morceau d’un cadre de vélo. Avec le recul, l’anecdote peut prêter à sourire. Erreur. « Lorsque je prends l’affaire, explique le gendarme en civil – qui n’a pas l’autorisation de donner son nom -, on ne me vend pas l’histoire d’un doux-dingue mais d’un ancien militaire dont l’appartement est bourré à craquer d’explos ».
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négociateurs de la Gendarmerie maillent le territoire. Cette présence permet d’éviter les déplacements du GIGN, lourds et coûteux, dans des situations
« où un peu de dialogue peut permettre de résoudre la crise ».
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négociateurs sont présents en Corse, dispatchés dans différentes unités pour assurer une large couverture de l’île.
C’est toute la difficulté du métier : aucun événement ne doit être pris à la légère. Derrière la porte, le reclus peut être un farfelu ou un authentique cinglé de la gâchette. C’est d’ailleurs la ligne de fracture opérationnelle, la limite au-delà de laquelle le ticket de la « négo » n’est plus valable : l’usage d’une arme. Peu importe que le bonhomme ait vidé un chargeur dans un mur ou pris sa famille pour cible, « au premier tir, on passe à un autre niveau », explique le négociateur.
Dans ce dernier cas, le GIGN prend la main avec ses propres négociateurs. Le régional de l’étape doit alors collecter à la hâte les renseignements dont il dispose, stabiliser la situation et assurer les moyens techniques et logistiques pour la suite : un local où les négos du GIGN pourront s’installer tranquillement, des véhicules pour leurs déplacements.
Le spécialiste des causes désespérées
Le GIGN, notre homme connaît pour y avoir été formé après une sélection plutôt drastique « parce qu’ ils recherchent moins un profil qu’une manière d’être : on ne peut pas tricher aux tests, on est comme est. Si c’est bon, on est pris, si ça ne colle pas, au revoir ».
La sélection ? Un entretien, pour commencer, sur la base du volontariat. Dans une autre vie, le négociateur était commercial, un job dans lequel il a pu éprouver les vertus de la PNL (la programmation neurolinguistique) et l’efficacité de certaines techniques de ventes. Entré en gendarmerie sur le tard à trente ans, il est affecté dans une brigade du sud de la France où le hasard a voulu qu’il développe « une certaine expertise » en matière de violences intrafamiliales, de prévention de la délinquance juvénile.
Femmes battues, gosses en rupture de ban : « J’étais le spécialiste des causes désespérées ». Une expérience qui se révèle payante puisqu’en 2006, il rejoint l’une des première promos de négociateurs de la gendarmerie, directement formés dans le saint des saints, à Satory (Yvelines), QG du GIGN. Cinq jours de formation seulement, pas franchement de quoi devenir un profiler d’élite mais suffisamment pour apprendre l’importance de certains mots-clés ou d’intonations particulières. Ce lien avec la maison-mère ne sera jamais rompu.
Fait peu connu : qu’un dépressif décide de se faire sauter la cervelle au fin fond du Boziu, et le négociateur rend compte de son boulot en temps réel à l’un des trois superviseurs constamment de permanence au GIGN, tout en étant épaulé localement par un autre négo. « On travaille toujours en binôme, on n’est jamais seul. Pendant que l’un parle, l’autre écoute et l’aide à établir un profil psychologique, lui suggère des questions, des mots-clés sur un tableau Véléda qu’on se passe. Il faut toujours deux avis. Mais nous ne sommes pas deux couillons derrière une porte : nous faisons partie intégrante d’un dispositif d’ intervention ».
Eléments de langage et tension extrême
Etablir le contact et le maintenir, ce sont les deux challenges du négociateur, qui refuse de s’étendre sur les trucs et astuces du métier, la faute aux désormais inévitables « éléments de langage » mis à la disposition des troupes par une hiérarchie sourcilleuse – en l’occurrence une feuille A4 recensant quelques vérités d’évidence et une ou deux stats d’intervention parfois assez anciennes (pour info : 373 sorties de négociateurs en France en 2012 et 310 un an auparavant, pas vraiment un scoop).
En une petite dizaine d’années de service, le négociateur n’a jamais connu de drame majuscule. Pas de psychopathe retranché dans un fort Chabrol domestique les armes à la main. Pas de fada prêt à rafaler sur le premier uniforme venu après avoir expédié ad patres femme et enfant(s). Mais les « petites interventions » laissent tout de même des traces. « On peine à imaginer l’engagement, la tension physique et psychologique. Il faut une concentration extrême pendant des heures parce qu’un seul mot peut tout faire capoter. Quand vous sortez de là, vous êtes épuisé. »
Loin du cliché du psychologue de haute voltige capable de désamorcer une situation avec trois formules tirées d’un manuel pour marchand d’aspirateurs, les négociateurs sont soumis à une obligation essentielle : « Ne jamais avoir de schéma préétabli, conserver une grande ouverture d’esprit, écouter les gens à une époque où chacun raconte son histoire et personne n’écoute, comme s’ il n’y avait que des émetteurs et aucun récepteur ».
Le tout, en gardant en mémoire que le recours à la force, dans certaines circonstances, n’est pas une vue de l’esprit. Reste la peur de l’échec, le pire. Le dingo retranché qui se mure dans le silence, le dépressif bien décidé à passer à l’acte d’ici une paire de minutes. C’est la hantise du négociateur, le seul cauchemar à s’inviter dans ses rêves. « Une fois le premier contact établi, on peut commencer à réfléchir, à évaluer la situation pour de bon et anticiper. Mais si le type en face ne veut pas parler, ça devient très compliqué. Pour ma part, je le vis comme un échec. »
Un blason hautement symbolique
Porté sur l’uniforme, le blason des négociateurs rassemble les éléments visuels qui défi nissent la fonction de ces gendarmes d’un genre particulier. Ainsi, le sphinx représente les capacités d’analyse et de réfl exion et son bras gauche tient le bâton d’Hermès, dieu de la médiation entre les âmes. La bombe de la grenade, elle, est équipée d’un réticule de tir qui illustre l’éventuel recours à la force. En langage héraldique, ça donne : « rondache au sphinx tenant à dextre un écu chargé d’une grenade de huit fl ammes à la bombe chargée d’un réticule de tir et à senestre le bâton de Mercure ; passant en point listel à l’inscription en capitales NEGOCIATION, le tout de bronze/argent/or. » Santé.