Mélenchon-Cazeneuve : ce que l’on sait des responsabilités concernant la mort de Rémi Fraisse
En estimant que l’ancien ministre de l’Intérieur s’était «occupé de son assassinat», le leader de La France insoumise a remis au grand jour le dossier de la mort du manifestant, qui protestait contre le chantier du barrage de Sivens.
Jean-Luc Mélenchon a (une nouvelle fois) affirmé que l’ancien ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve était directement responsable, si ce n’est plus, de la mort de Rémi Fraisse. En octobre 2014, ce militant écologiste était tué par une grenade offensive lancée par un gendarme en marge d’une manifestation près du site du barrage de Sivens. «Comment il s’appelle le dernier, là ? Son nom m’échappe. Qui était Premier ministre… Comment vous l’appelez ? Oui, Cazeneuve. Le gars qui s’est occupé de l’assassinat de Rémi Fraisse. Le gars qui a fait gazer, matraquer toutes les manifestations et qui prend maintenant sa tête de petite sainte-nitouche pour me dire que c’est moi qui ne sais pas choisir entre le Front national et je ne sais pas qui», a ainsi lancé le leader de la France insoumise à Montreuil la semaine dernière, dans un extrait repéré et diffusé dans l’émission C Politique sur France 5, ce dimanche 28 mai.
Peu de temps avant, s’adressant au même Cazeneuve, Jean-Luc Mélenchon avait déjà fait semblant de s’interroger dans un tweet : «Monsieur Cazeneuve n’a-t-il pas entendu quand j’ai dit « pas une voix au FN » ? Et moi je lui dis : qui est l’assassin de Rémi Fraisse ?»
Des propos auxquels l’ancien Premier ministre a répondu dans un communiqué : «Coutumier de l’outrance et de l’abaissement du débat public, Jean-Luc Mélenchon a franchi la frontière de la diffamation. Par ses propos à mon sujet, il démontre que l’insulte est devenu son mode de pensée et d’expression. […] J’ai décidé de porter plainte contre Jean-Luc Mélenchon pour diffamation.»
Pour justifier la virulence de ses sorties, Mélenchon a partagé aujourd’hui sur sa page Facebook un article de Reporterre, publié en juillet 2016 et titré : «Mort de Rémi Fraisse : les responsables sont à Matignon et place Beauvau».
Troisième d’une série d’enquêtes sur les circonstances de la mort du manifestant, cet article incriminait l’autorité publique en expliquant que «les gendarmes n’ont pas agi spontanément» mais que «c’est toute une chaîne de commandement qui est en cause, et qui remonte jusqu’à Paris». En cause, le déploiement des «unités de gendarmes mobiles» dans le cadre du «rétablissement de l’ordre» à Sivens et non de «maintien de l’ordre». Un «détail qui change tout», puisque le «rétablissement de l’ordre» correspond «à un engagement de moyenne ou haute intensité» qui «permet l’usage d’armes de guerre, comme les grenades offensives», expliquait alors le site.
Et toujours selon Reporterre, la situation était scrutée avec attention à un échelon hiérarchique très élevé : «A Paris, en tout cas, on suit avec la plus grande attention les événements durant le week-end tragique. Le général Denis Favier, directeur de la Direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) envoie plusieurs messages aux responsables présents à Sivens. Notamment, ce texto : « On est attendu sur les interpellations. »»
Mais sur la responsabilité personnelle du Premier ministre (Manuel Valls) et du ministre de l’Intérieur (Bernard Cazeneuve) de l’époque, l’article de Reporterre se montrait en juillet 2016 beaucoup plus interrogatif que le leader de la France insoumise aujourd’hui : «Dès lors, une question se pose : le maintien de l’ordre à Sivens a-t-il été directement piloté par le Premier ministre et ses proches, dont le directeur général de la gendarmerie nationale, en liaison avec le ministère de l’Intérieur ? L’enquête sur la mort de Rémi Fraisse est loin d’être terminée.»
«Logique d’apaisement»
Depuis, l’instruction est close et aucune personne n’a été mise en examen. Résultat : l’enquête judiciaire «risque» de s’achever sur un non-lieu, s’inquiétait le père du jeune homme, Jean-Pierre Fraisse, en janvier dernier. Un non-lieu qui viendrait conforter un rapport de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) qui, dès décembre 2014, blanchissait le gendarme qui a tiré la grenade fatale et saluait plus largement «la logique d’apaisement» de forces de l’ordre qui ont rempli leur mission «avec professionnalisme et retenue».
«On a l’impression d’une enquête totalement à décharge pour les gendarmes, regrettait de son côté Me Claire Dujardin, avocate de la famille de Rémi Fraisse, à propos de l’enquête judiciaire. Elle donne une vision déformée de la réalité ce jour-là, afin de légitimer l’emploi de la grenade offensive qui a tué Rémi, et de conclure, finalement, qu’il s’agit d’un accident.»
Pour «relancer la procédure», la famille avait donc annoncé le 18 janvier dernier avoir déposé deux nouvelles plaintes, dont l’une accuse d’homicide involontaire Thierry Gentilhomme, préfet du Tarn à l’époque de la mort de Rémi Fraisse (et à ce titre «dépositaire de l’autorité de l’Etat dans le département»), ainsi que son directeur de cabinet, Yves Mathis.
Une plainte qui a notamment pour origine «un enregistrement audio» d’une «conversation qui a eu lieu le 20 octobre 2014, cinq jours avant la mort de Rémi Fraisse», comme le révélait Le Monde en janvier dernier. Lors d’une discussion réunissant «le préfet, son directeur de cabinet et plusieurs élus, parmi lesquels la députée EE-LV Cécile Duflot», on pouvait entendre cette dernière mettre en garde le préfet : «J’ai des inquiétudes sur quelque chose qui pourrait arriver. On risque le dérapage à tout instant. Je pense que la grenade qui a été lancée dans la caravane [allusion au jet par un gendarme, le 7 octobre 2014, qui avait grièvement blessé une militante, ndlr], ça peut être très grave. Monsieur le préfet […], il faut que ça s’arrête.» Selon la famille de Rémi Fraisse, cet enregistrement prouve que les autorités n’ont donc rien fait pour apaiser le climat d’extrême tension dans la ZAD de Sivens, alors même qu’ils étaient au courant.
«Une extrême fermeté vis-à-vis des opposants»
Le même préfet avait déjà été mis en cause, notamment dans une enquête de Mediapart. Le site d’investigation citait la déposition auprès des juges d’instruction du lieutenant-colonel qui commandait le dispositif le soir du drame. Celui-ci expliquait avoir reçu l’ordre de «tenir la position» et assurait «que le préfet du Tarn, par l’intermédiaire du commandant de groupement» leur avait «démandé de faire preuve d’une extrême fermeté vis-à-vis des opposants par rapport à toutes formes de violences envers les forces de l’ordre».
Peu après la mort de Rémi Fraisse, Cazeneuve avait pourtant assuré, devant l’Assemblée nationale, avoir donné des consignes bien différentes : «Est-ce qu’il y a eu des consignes de ma part pour qu’il y ait de la fermeté dans un contexte où il y avait de la tension ? J’ai donné des instructions contraires, et je le redis devant la représentation nationale.» Difficile de trancher et de déterminer précisément quels ordres ont été donnés alors par le ministère de l’Intérieur au préfet puisque «l’audition du préfet du Tarn et l’examen de ses échanges avec les gendarmes et l’exécutif» ont été refusés par les juges d’instruction, soulignait Mediapart.
Un niveau de violence «considérable»
Deux autres enquêtes indépendantes ont par ailleurs mis en cause tant le préfet que l’autorité politique, et donc potentiellement le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve. La Ligue des droits de l’homme a ainsi dénoncé dans un long rapport publié en 2015 le «niveau de violence considérable» que «l’autorité politique a délibérément pris le parti de faire exercer» à l’encontre des occupants de la ZAD de Sivens. «La survenance d’un drame et la mort d’un homme étaient dans la logique du dispositif mis en place», ajoute l’organisation, qui fustigeait la «gestion catastrophique des opérations de maintien de l’ordre» avant le drame et la «désinformation organisée» ensuite. Comme le rappelaitLibération, la nuit de la mort de Rémi Fraisse, les gendarmes mobiles ont fait pleuvoir un déluge sur les manifestants : 237 lacrymogènes, 41 balles de défense, 38 grenades mixtes et 23 offensives. C’est l’une de ces dernières qui a tué le manifestant.
Plus récemment, dans un avis publié en décembre dernier, le Défenseur des droits Jacques Toubon a de son côté dénoncé des «incertitudes sur l’état d’esprit dans lequel [les forces de l’ordre] devaient assurer leur mission : fermeté ou apaisement». Une situation due à un «manque de clarté des instructions données aux militaires déployés sur la zone, par l’autorité civile [le préfet] et par leur plus haute hiérarchie, ainsi que l’absence de toute autorité civile au moment du drame, malgré le caractère à la fois sensible, dangereux et prévisible de la situation.»