Le gendarme à Saint-Tropez
En septembre 1964 sortait Le Gendarme de Saint-Tropez, de Jean Giraud, plus gros succès de l’année (7,8 millions d’entrées) et l’un des sommets du cinéma familial français, qui consacrait la starisation de Louis de Funès. Dans ce film au parfum de vacances, le maréchal des logis-chef Cruchot et sa vaillante troupe de pandores s’attaquait à tous les symptômes d’une modernité menaçante: la pop music, les jeunes, l’amour, la fête et bien sûr les nudistes.
Un succès populaire est souvent ambigu. Le petit gendarme hystérique, obséquieux avec les puissants et tyrannique avec les faibles, est un descendant du Polichinelle de laCommedia dell’arte, un personnage ridicule, cible de la satire. Pourtant, dans la France petite-bourgeoise que dépeignent les Mythologies de Roland Barthes, la figure emblématique de Cruchot suscite la sympathie plus que la moquerie. Malgré la charge comique, son combat victorieux pour les valeurs traditionnelles parle au cœur de la France profonde, satisfaite de voir un père-la-morale ne pas céder face à la morgue de la jeunesse, et contraindre les adeptes du naturisme à aller se rhabiller.
Le Gendarme nous le rappelle: la France qui exige le respect des valeurs occidentales n’a pas toujours compté la nudité publique parmi ses attributs revendiqués. Pour passer du nu au vêtu, il fallait l’opération de caractérisation mythologique de la population arabo-musulmane par les signes de la dissimulation (voir mon billet: Désigner la dissimulation, figure de l’islamophobie).
Cependant, qu’on vise le naturisme ou le burkini, la méthode reste la même. Riss ou Manuel Valls ont remplacé Cruchot, mais c’est toujours la mise à l’index et la manière forte qui s’imposent.
Le paradoxe qui nous faisait rire à l’époque du Gendarme demeure. A partir des repères moraux fournis par la pratique sportive ou le retour à la nature, mais aussi des nouveaux codes du cinéma et des médias de masse, l’espace du loisir, et particulièrement celui de la plage, se transforment progressivement en un théâtre du dévoilement des corps et de l’affranchissement des conventions, favorisant toutes les promiscuités1. Un espace complexe d’apprentissage de la liberté des mœurs et de la visibilité, basé sur l’autorégulation plutôt que sur la loi. Un espace de liberté auquel le burkini permet de participer, quand les vêtements traditionnels l’empêchent, et qu’il apparaît particulièrement déplacé, aujourd’hui comme hier, de vouloir administrer par une police des apparences.