J’AI APPRIS À ME BLINDER
Tout a été dit ou presque sur le contenu du rapport et sur les manquements à la déontologie et au droit. J’aimerais maintenant vous parler de ma propre expérience, et porter ainsi la voix des personnes concernées, qui, pour beaucoup, vivent ce que j’ai vécu au quotidien.
Je m’appelle Laurent Pallot, je suis secrétaire général de AIDES et séropositif depuis 1998. Autant vous dire qu’en 17 ans de VIH, j’ai eu le temps d’expérimenter un éventail assez large de discriminations. De la petite humiliation, au refus de soin caractérisé, j’ai eu droit à un peu tout. Si je témoigne aujourd’hui, c’est aussi notamment en ma qualité d’ancien gendarme. Je suis entré dans la gendarmerie à 19 ans, en 1988. J’y suis resté jusqu’en 1995, date à laquelle j’ai souhaité changer totalement de voie. Comme la plupart des gendarmes qui interrompent leur carrière, je suis resté réserviste opérationnel. De 1995 à 2010, j’étais régulièrement appelé sur des missions de terrain, le week-end ou pendant mes vacances. Cet équilibre entre vie civile et militaire me plaisait.
Il faut savoir que les réservistes sont soumis aux mêmes règles que les gendarmes actifs : tous les ans, je devais passer une visite médicale devant le médecin militaire, avec bilan sanguin et check-up complet. Et là, on peut dire que j’ai eu la chance de tomber sur un médecin bienveillant. Pendant des années, il a gardé le secret sur ma séropositivité. C’était entre lui et moi. Sinon, j’aurais été soit réformé, soit classé « inapte terrain ». Je le sais car c’est ce qui est arrivé à un de mes collègues gendarme en exercice. Quand la médecine militaire a découvert son VIH au milieu des années 2000, il a été immédiatement reclassé sur un poste administratif. En un mot, il a été mis au placard. Quand on s’engage dans ce type de carrière, c’est rarement pour rester derrière un bureau. Le reclassement est souvent vécu comme une sanction. Résultat, mon collègue a fini par démissionner, perdant du même coup certains de ses droits et avantages.
C’est d’ailleurs intéressant de constater qu’au cours de ces visites médicales annuelles, on ne nous disait jamais ce qu’on analysait ou ce qu’on dépistait. On ne nous demandait jamais notre consentement non plus.
Je suis vraiment sidéré de constater qu’en 2015, on continue d’appliquer ces textes réglementaires. J’ai échappé au reclassement, mais je me demande toujours au nom de quoi j’aurais pu être écarté du terrain. Je suis sous traitement depuis la fin des années 90, et ma séropositivité n’a jamais eu d’impact sur mes compétences professionnelles. Et comme je suis en charge virale indétectable, je ne fais courir de risque à personne. Je suis séropositif, je ne suis ni malade, ni dangereux. D’ailleurs mon médecin le savait très bien, et trouvait ridicule de reclasser des personnes, juste parce qu’elles sont séropositives. Il était visiblement mieux informé que les autorités compétentes, mais restait une exception parmi les médecins militaires. Je lui dois une fière chandelle. J’ai appris qu’il était à la retraite, alors j’en profite pour le saluer et lui souhaiter une bonne retraite !
Dans le civil, j’ai eu moins de chance avec le corps médical. En 17 ans de VIH, je suis régulièrement tombé sur des personnels soignants mal informés, maladroits, ou carrément malveillants. Mon médecin traitant m’avait prévenu, il m’avait dit : « Annonce ta séropositivité quand tu prends rendez-vous, cela t’évitera des mauvaises surprises une fois sur place ». J’ai vite compris qu’il avait raison.
En 2010, après une grosse opération, je me réveille dans un coin de la salle de réanimation, avec une grosse enveloppe sur les genoux. Sur cette enveloppe était inscrit au marqueur rouge en grosses lettres : VIH+. Vous imaginez comme cela m’a fait plaisir !
Quelques mois plus tard, lors d’une prise de sang à l’hôpital, j’entends une infirmière dire à sa collègue : « Mets deux paires de gants, avec lui c’est mieux ». Cette phrase là je l’ai entendue tellement de fois… C’est pour cela que je n’ai pas été surpris quand c’est ressorti, mot pour mot, dans notre opération de testing auprès des dentistes. Les « deux paires de gants » hélas, c’est presque un classique !
Pendant cette opération de testing, à laquelle j’ai moi-même contribué, j’ai eu droit à un florilège de réactions discriminatoires : propositions d’horaires décalés, annonces de protocole d’hygiène soi-disant « spécifiques VIH », mention du VIH sur le carnet de rendez-vous, et même la secrétaire médicale qui crie au dentiste : « VIH, tu prends ? ».
La palme revient quand même à ce dentiste qui me rappelle le lendemain pour annuler : « C’est vous qui êtes « séro » ? Faudrait plutôt aller à l’hôpital monsieur. Moi je n’ai pas l’habitude de soigner ce type de patients. D’ailleurs y a pas que le VIH, les hépatites aussi j’ai pas l’habitude ». Ah ben si les hépatites aussi, alors ça va !
Toutes ces humiliations font que les personnes séropositives s’empêchent de vivre : elles s’empêchent d’en parler à leurs proches, à leurs collègues de travail. Elles s’empêchent même d’en parler à ceux qui devraient pourtant être les mieux informés : les soignants.
Résultat, un repli sur soi, une vie contrainte au secret et un renoncement aux soins pour beaucoup d’entre nous. Moi, maintenant, grâce à mon vécu et à mon engagement dans AIDES, j’ai appris à me blinder, Mais imaginez quelqu’un d’un peu fragile ou qui vient de découvrir sa séropositivité. Il est temps que tout ça change, que la société évolue, et j’espère que ce rapport y contribuera.