A Saint-Astier, le « recyclage » des gendarmes mobiles
REPORTAGE – Tous les deux ans, chaque escadron de gendarmes mobiles, spécialistes du maintien de l’ordre, vient se « mettre à jour » dans un centre d’entrainement hors du commun en Dordogne.
APOCALYPSE. On ne voit plus rien. On ne respire plus. La clameur assourdissante d’une foule enragée déchire la nuit. L’air est saturé de gaz lacrymogène. Des éclairs de flammes percent ponctuellement un épais brouillard chimique. Des explosions installent un silence bref et furtif. Ici, un cocktail Molotov, là une grenade, ailleurs un tir de lacrymo. « Dispersez-vous ! Première sommation, nous allons faire usage de la force ! ». Harcelés sur leurs positions, trois escadrons de gendarmes mobiles tentent de rétablir l’ordre autour de leur base. Face à eux, une foule et quelques individus armés qui n’hésitent pas à ouvrir le feu. Objectif : permettre l’extraction de trois suspects gardés à vue vers le palais de justice local.
Nous sommes à Saint-Astier, petite ville de Dordogne qui compte 5.468 habitants. Ici, les émeutes, violentes, assommantes, c’est 365 jours par an. La localité accueille le Centre National d’Entrainement des Forces de Gendarmerie (CNEFG), le saint des saints du maintien de l’ordre à la française. Toutes ces nuits d’affrontements ne sont bien sur qu’exercices.
>> Une minute et 40 secondes avec les gendarmes mobiles en exercice :
Le saint des saints du maintien de l’ordre
Le CNEFG est né en 1969. Il est une conséquence directe des événements de mai 1968. Peu mobiles et peu protégés face aux manifestants et leurs pavés, les gendarmes mobiles, force spécialisée dans le maintien ou le rétablissement de l’ordre depuis 1921, doivent faire leur révolution. Juché sur une butte qui surplombe la cité périgourdine, le centre de Saint-Astier accueille depuis lors 9 à 10.000 gendarmes chaque année. Sur 140 hectares, outre les infrastructures administratives, de logements et de cours théoriques, on compte trois zones d’entrainements et deux champs de tir.
Une « ville exercice » reproduit même un environnement urbain digne d’un studio hollywoodien, avec ses rues, avenues, places et ronds-points, une fausse banque, un bureau de poste factice ou un centre culturel. C’est ici que les escadrons s’entraînent jour et nuit au maintien de l’ordre, face à leurs collègues jouant les manifestants, dans des simulations plus vraies que nature.
L’usine de « recyclage » des gendarmes mobiles
A Saint-Astier, les 108 escadrons de gendarmes mobiles disséminés en métropole comme en Outre-mer viennent se « recycler » : tous les deux à trois ans, les « moblos », comme ils se surnomment, y suivent un stage de deux semaines. Objectif : « renforcer la robustesse et acquérir de nouvelles aptitudes ». Ils y suivent un enseignement technique, tactique et moral hérité de leur militarité, en opposition aux Compagnies républicaines de sécurité (CRS), leurs homologues côté police. « On a le même savoir-faire que la police, mais pas le même savoir-être », peut-on entendre sur le centre.
Ce « recyclage » couvre l’ensemble des missions auxquelles ces hommes sont confrontés en temps de paix, comme en temps de guerre : violences urbaines, escortes de convois sensibles, situations insurrectionnelles, rétablissement de l’ordre en milieu rural, urbain et en Outre-mer. Il s’inscrit dans la doctrine du maintien de l’ordre à la française. Une doctrine en constante évolution, qui s’appuie sur le principe fondamental de la réponse graduée (de la simple prévention/dissuasion à l’usage de la force jusqu’à la réponse par armes à feu), lui-même encadré par un cadre juridique strict.
« On veut voir ce que le gendarme a dans le ventre »
Retour sur la ville exercice. Sous une pluie battante, derrière notre masque à gaz -« lacry » oblige-, nous observons trois escadrons de gendarmes mobiles prendre part à une opération de rétablissement de l’ordre. Ce mardi soir, le scénario place l’action en Outre-mer. Des haut-parleurs hurlent une gronde assourdissante. L’éclairage public est coupé par intermittence par les « adversaires ». Dans un contexte de tensions interethniques, trois arrestations consécutives à des homicides ont fait exploser la poudrière. La foule, incarnée par trois autres escadrons en tenue banalisée, que l’on appelle « les plastrons » dans le jargon de Saint-Astier, est déchainée. Certains sont même armés et n’hésitent pas à faire feu sur les forces de l’ordre. Des barricades bloquent les rues. La violence urbaine est à son apogée.
En seconde ligne, deux files de véhicules stationnent, le moteur ronronnant. Deux blindés à roues de la Gendarmerie (VBRG) ajoutent encore au vacarme. Entre ces véhicules, un blessé reçoit les premiers secours avant extraction de la zone. Les chefs de peloton passent leurs ordres sur la prochaine intervention, imminente : « tirs de dispersions sur la place de l’Europe. Ensuite, charge en marchant, de façon à repousser les manifestants ». Pendant trois heures, les « GM » vont devoir mettre en œuvre tout l’éventail de leur savoir-faire, afin de progresser dans des rues encombrées d’obstacles. Désorientés, ils sont poussés dans leurs derniers retranchements. « On veut voir ce que le gendarme a dans le ventre », lâche un instructeur.
Nouvelles problématiques, nouvelles réponses
Depuis 1968, les manifestants ont changé. Et les « adversaires » (et non les ennemis) des gendarmes mobiles aussi, entraînant une évolution dans leurs techniques d’intervention. « Sur les photos de 1968, vous constaterez que les forces de l’ordre étaient très peu protégées, très figées et monolithiques », explique à Europe 1 le Colonel Pierre Casaubieilh, qui dirige le CNEFG. Aujourd’hui, les « moblos » opèrent souvent en petits groupes très mobiles, sous une armure spécialement conçue pour leur activité. Ils disposent également d’armes mieux adaptées, dit « moyens de force intermédiaires », les fameux flashballs ou le pistolet à impulsion électrique (Taser). Autant de moyens qui « permettent la riposte et d’ajuster le niveau de force de manière rigoureusement proportionnée à la menace », insiste-t-il.
Le « recyclage » et ses simulations permettent ainsi d’éprouver la technologie, ajoute le colonel. « Ces exercices sont l’occasion de tester de nouveaux matériels qui ne sont pas forcement révolutionnaires. Il peut s’agir d’un nouveau type de bouclier, d’un nouveau type de casque ». La dernière innovation en date est imaginée et conçue par un officier du centre : un véhicule d’imagerie légale qui filme manifestants et gendarmes mobiles. L’objectif est ici d’identifier les casseurs et de justifier l’action des forces de l’ordre. Et s’adapter aux pratiques de la nouvelle génération « d’adversaires », « la génération Y », note l’officier.